Pour le public c’est ce qui créé le buzz, l’émission que tout le monde connait et où chacun peut trouver son compte. Pour les diffuseurs, c’est l’assurance de coûts limités, la promesse d’une belle part de marché mais aussi le risque de scandales. Avec un ton oscillant entre le salon feutré et le bistrot du coin, le dispositif type du débat télévisé français, ou talk-show promotionnel, est un lieu de possibilités infinies. Il se démarque à ce titre des talk-shows américains réglés au millimètre. Bien sûr, les chaînes américaines offrent un spectacle très divertissant d’ « entertainment » politiquement correct vers lequel tendent les français quitte à perdre leur particularité. Il faut dire qu’aux Etats-Unis les programmes d’hommes orchestres comme Conan O’Brien, David Lettermann ou Jimmy Fallon sont diffusés tour à tour et ne cesse d’impressionner alors qu’en France, malheureusement, les meilleures émissions ne tiennent pas souvent sur une longue durée et peinent du coup à coexister tout en renforçant leur public et leur mécanique. Malgré tout, l’histoire récente et actuelle de la télévision contient des exemples d’émissions de débat en plateau qui ont profondément marqué les spectateurs et dont la réputation dépasse les frontières.
Tout le monde en parle (France 2 / 1998-2006), qui reste certainement la « Rolls » des débats télévisés à la française, a profondément gravé ses séquences dans les mémoires : la fureur de Milla Jovovich, les théories de Thierry Meyssan, les Models, Brad Pitt ou Jean-Luc Lahaye dans le viseur de Laurent Baffie, il s’y passe toujours quelque chose… Tour à tour sulfureux, intellectuel, humoristique, le plateau de Thierry Ardisson, arène grecque branchée aux lumières bleues et blanches tamisées, a trouvé un équilibre extrêmement rare grâce à un mélange d’invités très varié, véritables castings internationaux et hétérogènes ouvrant la porte à des situations incroyables amenées de main de maître par le présentateur dont l’expérience (Lunettes noires pour nuits blanches, Bains de minuit) lui permet de poser des questions souvent « délicates » ainsi que d’imposer un rythme très efficace malgré une durée de 3h par épisode. Outre un montage intransigeant des propos et privilégiant les effets de surprises et les émotions, Ardisson captive par ses jingles et samples qu’il « balance » en tapotant sur son synthétiseur, ses chorégraphies apprises au public complice et ses formules célèbres comme « Magnéto Serge ». M. Khalfon qui, comme l’autre réalisateur chevronné Gerard Pulliccino, est un trait d’union entre plusieurs émissions emblématiques du PAF : on pense aux Enfants de la télé (1994) d’Arthur qui a préparé le terrain à Tout le monde en parle en migrant de France 2 vers TF1 durant l’année 1996. La case du samedi soir a été momentanément reprise sans succès par Christophe Dechavanne à qui l’on doit notamment Ciel, mon mardi et sa continuité Coucou c’est nous ! (TF1 /1988-2001), émissions surprenantes au succès énorme qui ont servi à redéfinir le débat télévisé et qui ont inspiré l’esprit table ronde et la structure en trois « actes » de Tout le monde en parle. Ardisson a su apporter au genre son approche « hors-piste » permettant d’atteindre une vérité non-feinte dans le débat, les personnages publics semblant avoir envie de tomber le masque face à « l’homme en noir » et son équipe rodée de forbans aléatoirement composée de Corti le DJ, Gérard Darmon et surtout Baffie, véritable sniper de la « vanne » plus ou moins élaborée, ses saillies aussi nombreuses que croustillantes cachent un homme profond qui par son impertinence remet en cause le monde du spectacle dans son absurdité et sa superficialité. Un personnage clé du débat-spectacle. Lui aussi fera plusieurs bonnes émissions radios et télévisées avec C’est quoi ce bordel (Europe 1 & 2 et Rire et Chansons / 1999-2013) ou 17e sans ascenseur (Paris Première – 2012-2013) tout en continuant à faire mouche chez Arthur, Ardisson ou Ruquier.
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Le concept de Tout le monde en parle fera parler jusqu’en Amérique puisqu’adapté au Québec où il est encore diffusé avec succès. En France, l’émission en a inspiré trois autres qui, à leur tour, ont marqué les esprits durablement. La première est évidemment On ne peut pas plaire à tout le monde (France 3 / 2000-2006) de Marc-Olivier Fogiel caractérisée par la hargne et le débit rapide d’un présentateur plus jeune qu’Ardisson et en totale rivalité avec l’émission star de France 2. Pourtant, avec la case du vendredi soir (soit la veille de Tout le monde en parle) et un concept similaire sur une chaîne du service public, il est évident que Fogiel empreinte beaucoup à son aîné. On ne peut pas plaire à tout le monde est une émission plus sèche, impersonnelle et cinglante dont le véritable intérêt n’est autre que Fogiel lui-même, provocateur parfois bête et méchant mais dont l’intelligence d’animateur est indéniable. L’imposant Guy Carlier ou la fausse potiche Ariane Massenet étoffent l’équipe et finissent d’étouffer les proies de « Marc-O ». Il faudra un bon Doc Gyneco pour apporter une véritable touche comique dans son rôle de dormeur enfumé. On se souviendra de moments forts tels que le sketch de Dieudonné et ses conséquences ou la brouille entre Fogiel et Philippe Bouvard qui fait état d’une opposition de styles entre le jeune loup et le présentateur historique des drôles et gourmandes Grosses têtes (1977) par où est d’ailleurs passé Laurent Baffie. Cette période reste une des plus denses et intéressantes du débat-spectacle grâce à cette richesse de programmation rappelant du coup la simultanéité et la longévité des talk-shows aux Etats-Unis.
À l’arrêt des deux sœurs ennemies en 2006, deux autres reprennent le flambeau avec panache. La première est On n’est pas couché qui vient en lieu et place de Tout le monde en parle et gagne le pari de devenir au fil des années la nouvelle locomotive du débat à la française. Sous l’impulsion du très professionnel Laurent Ruquier, élève d’Ardisson au début de Tout le monde en parle avant d’animer et d’imposer pendant 7 ans l’excellent On a tout essayé (France 2 / 2000-2007), l’émission réussi le tour de force de faire honneur à la case vacante de son prestigieux prédécesseur en créant une sorte de mélange Fogiel / Ardisson en reprenant la hargne de l’un et les gimmicks de l’autre. En tant que présentateur, Ruquier est certainement le plus intelligent de tous tant il comprend les attentes du public tout en sachant se montrer irréprochable aux yeux des financeurs et décideurs. Son arrivé à la place de Bouvard aux Grosses têtes le prouve clairement. Dans l’émission On n’est pas couché, sa grande trouvaille est de prendre un rôle d’arbitre et d’excellent métronome lors des joutes verbales où ses chroniqueurs attaquent avec violence l’invité au centre du débat. De ce fait, il contrebalance lui-même la tension en gardant l’empathie du public qui fixe son attention sur l’intelligente meute composée des Zemmour, Naulleau, Caron, Polony et consorts (à noter que les deux premiers rencontrent un succès croissant depuis 2011 dans leur propre émission éponyme). Pour la première saison, il engage même Michel Polac, présentateur du sulfureux Droit de réponse (TF1 / 1981-1987), et s’assure ainsi un mentor de choix pour garder une dose suffisante de souffre dans sa nouvelle émission. Mais pas trop quand même, car l’autre avantage d’On est pas couché est sans doute d’être basé sur un concept permettant de rester politiquement correct. Rien de répréhensible ni de bizarre ne se déroule sous nos yeux, toute l’émission tient sur le matraquage verbal des chroniqueurs sensés faire sortir les invités de leurs carapaces médiatiques. Ces derniers étant choisis avec soin afin d’éviter tout malentendu, il fallait bien trouver un subterfuge capable d’assurer la dose d’émotion nécessaire au spectacle du débat. Le plateau de Ruquier reste malgré cela un lieu des possibles assurant très souvent le buzz sur des moments d’hystérie ou d’abandon de l’invité (Doc Gyneco, Muriel Robin) mais aussi lorsque la force de celui-ci musèle des chroniqueurs bouche bée et révèle la brillance d’une Christiane Taubira ou d’un Fabrice Lucchini par exemple. Le matraquage parfois désagréable se transforme en leçon médiatique et en grand moment.
Troisième et dernière émission a s’être imposée sur la durée et de belle manière, Ce soir (ou jamais !) (France Télévisions / 2006) est l’héritier le plus légitime de Tout le monde en parle bien que sa diffusion soit en direct ! À ce titre, l’émission offre d’emblée la possibilité de moments forts et surprenants, à la manière de Droit de réponse. Regardez par exemple ce passage où Damien Saez scande sa prose désabusée avant de quitter le plateau sous les yeux de Jean-Claude Carrière. Plus encore qu’Ardisson, le présentateur Frédéric Taddeï se donne la liberté d’inviter des gens parfois peu représentés, des infréquentables, des politiques, et toutes sortes d’autres personnes pouvant débattre sur un thème précis par émission. Si la musique est jazzy, le cadre feutré, filmé de manière élégante par des travellings légers où invités et spectateurs sirotent sereinement du champagne, les propos peuvent souvent être forts et leur portée extrêmement puissante comme lorsque Michel Collon expose sa vision de la guerre ou Etienne Chouard démonte la Ve République. Malheureusement, la liberté de ton de Taddeï, dont l’émission a atteint un record de longévité, dérange et tremble sur ses fondations. Ne cherchant pas un divertissement vain, Taddeï a surtout le mérite d’offrir un écrin culturel riche au spectacle du débat. Un équilibre instable.
Avant de conclure, comment ne pas au moins citer quelques autres émissions qui ont forgé le PAF comme Nulle part ailleurs (en clair sur Canal+ / 1987-2001) et son présentateur Philippe Gildas qui a su créer un rendez-vous assez subversif, drôle et neuf pour servir de vitrine à la chaîne cryptée. On retiendra l’humour décapant de ses comiques (Les Nuls ou José Garcia et Antoines de Caunes) et le succès des programmes intégrés (Guignols de l’info). À noter que Frédéric Taddeï y était chroniqueur.
Le grand journal, (en clair sur Canal+ / 2004) cousin de Nulle part ailleurs fera aussi le bonheur de la chaîne cryptée et de son créateur Michel Denisot. D’autres émissions de débats mériteraient une étude approfondie comme les cultes Apostrophes (France 2 / 1975-1990) de Bernard Pivot dans le registre littéraire ou Taratata (France 2 / 1993) de Nagui pour les mélomanes amateurs de « lives » hauts en couleur et en musique.
Finalement, le reproche souvent fait au débat télévisé est sa propension au scandale et aux coups d’éclat, la fameuse télé poubelle. Mais quel serait le modèle ? Le journal télévisé diront certains en oubliant qu’il s’agit bien d’un spectacle déprimant et déguisé d’une fausse objectivité par des créateurs cyniques. Il faut donc voir les grands débats télévisés comme de grandes créations audiovisuelles dont la qualité première est finalement d’assumer leur dimension spectaculaire au sein d’une société bien décrite par Guy Debord. L’aseptisation est malgré tout galopante et des émissions à succès comme C à vous* (France 5 / 2009), Le grand 8 (D8 / 2012) et même Le grand journal sont visiblement bridés, en manque d’identité et de cette petite odeur de souffre nécessaire. Mais le pire n’est pas encore atteint car la véritable télévision poubelle est celle qui se réclame du talk-show tout en affaiblissant volontairement le niveau du genre. Décrite justement comme « une émission un peu transgressive qui amuse beaucoup les jeunes » par Nonce Paolini, PDG de la chaîne TF1 (qui a d’ailleurs abandonné le genre du débat), La méthode Cauet (TF1 / 2003-2008) mettait en évidence ce nivellement par le bas. Si sa qualité restait plus ou moins acceptable et même ponctuellement intéressante, nous sommes actuellement sous la menace d’une autre émission férocement médiocre nommée Touche pas à mon poste ! (France 4-D8 / 2010).
Autoproclamée « Premier talk de France » par son douteux créateur Cyril Hanouna dont la devise est « La télé, c’est que de la télé »… D’ailleurs l’émission n’est pas diffusée sur une chaîne historique française, faut-il y voir un lien de cause à effet ? Une réalisation basique, un plateau étriqué, des lumières de supermarché, du plagiat (cf Conan O’Brien), des propos et situations souvent niais et sans intérêt à part celui du spectacle de la nullité, un présentateur extrêmement poussif… Cette émission est un concentré de bêtise et son animateur peut au mieux prétendre à un statut d’Ed Wood du débat TV. Pourtant, Touche pas à mon poste fonctionne très bien auprès des spectateurs et son animateur semble être la nouvelle tête d’affiche du groupe Canal+, d’où l’inquiétude. (Afin de remettre les pendules à l’heure, nous vous conseillons une enquête sur Cyril Hanouna parue dans le numéro 26 du magazine Society et datant du 4 Mars 2016.) Une alternative à la routine du PAF existe actuellement, il s’agit de la radio surtout depuis qu’elle est filmée. L’absence d’impact visuel fort favorise la prise de parole et la liberté d’expression ce qui permet de faire émerger des profils adéquats à l’animation de grands débats-spectacles : Jean-Jacques Bourdin, Julien Cazarre, Mouloud Achour ou Patrick Cohen, par exemple, pourraient en effet être de bons créateurs bien que de toute façon, ils travaillent déjà sur les deux canaux de diffusions.
* L’émission C à vous reprend le concept de « dîner-talk-show » créé par Thierry Ardisson avec 93, faubourg Saint-Honoré (Paris Première / 2003-2007) qui constituait un excellent supplément « off » à Tout le monde en parle. Le concept économique du dîner mondain bien arrosé au domicilie du présentateur permet de délier encore mieux les langues. À noter que Laurent Baffie s’emparera également du concept avec le sympathique 17e sans ascenseur.
Stève Albaret