Miroslav Tichý (1926-2011) est un artiste tchèque qui mérite d’être connu. Inventeur de ses propres appareils photo bricolés avec des déchets, auteur de photos habitées par une irrépressible attirance vers les corps féminins, nous pensons que sa méthode de production artistique est extrêmement intéressante considérant notre époque de mégapixels, de haut débit d’informations et de logiciels. Tichý c’est l’histoire d’un homme incarnant l’anti-thèse de notre époque un peu folle. Une histoire qui trouve son sens aujourd’hui car nous pensons qu’au delà du produit de son art, sa posture d’artiste de la recup’ est symbolique d’un idéal très actuel, entre inégalités, gaspillage et course à la perfection. Pour en savoir plus, nous avons posé quelques questions à Marc Lenot, spécialiste de l’artiste.
Tichý a été découvert tardivement parce que les gens hésitaient entre artiste et voyeur fou pour le qualifier ?
Tichý a été découvert tardivement parce qu’il ne voulait pas être “découvert” ; il ne montrait ses photos à quasi personne. Alors qu’il a parfois montré ses tableaux. Il vivait en ermite, avec assez peu de contacts. Vers 1990, Roman Buxbaum l’a “découvert” et a récupéré
Quelles étaient les ressources matérielles de Tichý?
Tichý vivait chez ses parents, sa mère est morte en 1990 ou 89. Il recevait une pension d’invalide car considéré comme handicapé mental par les autorités depuis son passage en hôpital psychiatrique vers 1950.
Quelles étaient ces méthodes de fabrication?
Elles étaient très artisanales : il fabriquait ses propres appareils avec des rebuts récupérés, il développait ses films dans l’évier, les faisait sécher dans la cour de sa maison, il avait fabriqué un agrandisseur pour ses tirages; tout était fait très grossièrement, papier déchiré à la main, traces d’excès de produits de développement, empreintes digitales sur les films, et même une mouche qui s’était engluée là… De plus, il ne se souciait guère des tirages (peut-être une seule photo tirée par pellicule), les laissant traîner au sol, les tachant, s’en servant comme sous-bock ou comme cale de table bancale, certains mordus par les rats : de temps à autre il en prenait un, l’améliorait en redessinant en général les seins ou les fesses, et parfois l’encadrait de papier crépon ou de carton où il dessinait des motifs géométriques
Comment prenait-il ses photos? Elles sont souvent floues et centrées sur les femmes qui l’obsèdent.
D’abord ce sont des appareils assez rudimentaires, monofocale. Ensuite, en général, il ne visait pas, mais cadrait au jugé ; enfin sa vitesse d’obturation était assez élevée, et les femmes bougeaient. Mais il ne faisait rien pour “améliorer” sa prise de vue, au contraire il jugeait que c’était bien mieux ainsi.
La valeur artistique des photos, que l’artiste lui-même semble négliger, est-elle réelle?
Chacun son avis. Ma thèse est clairement que oui, mais certains critiques ou historiens ont du mal à accepter ce type de photographie.
L’artiste serait-il plus fascinant que l’œuvre?
Je ne le formulerais pas ainsi, mais il est certain que dans la notoriété, les deux sont indissociables aujourd’hui. En particulier Buxbaum a construit un récit autour de Tichý qui met en avant l’étrangeté du personnage autant, sinon plus que son œuvre, et beaucoup de conservateurs de musée ont pris le package tel quel, sans esprit critique. D’autres historiens devront travailler pour démystifier un peu ce récit. Si vous lisez l’allemand, je vous conseille le catalogue de Mannheim
Pour finir, comment a t-il vécu sa notoriété soudaine et tardive?
Il a refusé d’être exposé mais n’a rien fait pour empêcher Buxbaum de le faire. Il a toujours dit que ça ne l’intéressait pas mais avec une certaine ambiguïté. Quand je lui ai rendu visite, il y avait chez lui un grand poster de son exposition à Zurich ; il m’a dit “moi je m’en fous, c’est la voisine, Jana, qui l’a mis là”, il ne voulait voir personne, curateurs, journalistes, historiens … ce qui arrangeait bien Buxbaum, mais a quand même rencontré des gens qui ont su l’approcher. Mais quand il y a eu une exposition dans sa propre ville, il est, comme par hasard, tombé malade et a été hospitalisé, ce qui lui a permis de ne pas y aller…
Pour compléter cette introduction à un artiste peut-être plus représentatif de notre époque qu’on ne le croit, lisez absolument le livre de Gianfranco Sanguinetti sur lui, et regardez le film Worldstar de Natasha von Kopp (lien ci-dessous), c’est Marc Lenot qui le dit. Car il faudra bien démystifier le personnage pour comprendre l’homme et son œuvre.
Stève Albaret