En promotion pour son dernier disque, le rappeur Fabe se présente assez irrité sur le plateau de Taratata suite à la caricature faite par Nagui, Alain Souchon, Laurent Voulzy et Robert Charlebois. Sentant la gène, ce dernier consent que le rap montre parfois des “choses intéressantes sur le plan harmonique”. Nous sommes en 1995, pile dans l’âge d’or du rap. Si des classiques sortent à la pelle et que des artistes proposent des morceaux de grande qualité, certains étant mêmes des précurseurs comme Pharcyde ou plus tard Pharell, le style souffre toujours de sa répétitivité musicale, de ses connotations et de ses clichés contrastant avec la variété représentée par les trois chanteurs tentant un beatbox avec Nagui. On préfère quand même Souchon Sous les jupes des filles plutôt qu’au beatbox.
20 ans plus tard, le rap a muté et ringardisé son passé devenu objet de nostalgie et suscitant même un esprit réactionnaire à l’égard des nouveaux “atliens”. A coté d’artistes comme Kendrick Lamar qui réussit à renouveler un rap assez pur, la trap a fait son apparition grâce aux artistes du sud des Etats Unis qui ont su mettre leur originalité au service de leur musique. Finis New York et Los Angeles, Atlanta est l’épicentre du nouvel ordre. En même temps, Outkast avait déjà placé sur la carte la ville de Georgie, état pourvoyeur de culture depuis des décennies. Après avoir nourri le blues, la country ou le rock, le sud des Etats Unis court-circuitait déjà le rap dominant de l’axe east/west coast dans les années 90 avant de prendre de l’importance dans les années 2000 avec ce qu’on appelle le Dirty South, un style opaque pour les non-initiés mais qui bousculait les codes du rap traditionnel tout comme le Crunk, autre style qui fera le trait d’union vers l’accomplissement de la “trap music”. Ces courants seront boostés par les succès internationaux de Lil’Jon ou du label Cash Money qui impose Lil’Wayne, un rappeur dont le style et l’imagerie ne laissent pas de place au doute : les artistes du sud sont prêts à révolutionner le rap et surtout la musique en général.
D’abord amateurs, très “dirty”, proche de la réalité “trap” (mot qui indique à l’origine le lieu de vente de drogue), des profils ont émergé et sont aujourd’hui les timoniers du style polymorphe qu’est la trap. L’excellent Mouloud Achour les a interviewés et qualifiés justement de rocks stars : Young Thug, Travis Scott et Future. Trois voix hyper-productives qui explosent les codes dans tous les domaines car ils ont totalement libéré le rap de ses clivages. Il chantent, rapent, articulent et désarticulent les mots, crient, changent de tonalités, se taisent, s’habillent de toutes sortes, portent des locks à la jamaïcaine, se griment et leurs vidéos, photos et sons autorisent les expériences les plus avant-gardistes, les réalisateurs s’en donnent à cœur joie
Au niveau du son, les territoires explorés sont infinis, la musique assistée par ordinateur n’a pas de limites. La traditionnelle charleston ultra-rapide et les grosses caisses ne doivent pas cacher la réalité : les beatmakers composent parfois des mélodies défiant l’imagination qui, une fois arpentées par les interprètes stars, reprennent finalement le flambeau des Pink Floyd, Miles Davies, Queen, Beatles, Supertramp, Kraftwerk et autres artistes qui ont bousculé la musique mondiale en se servant de leur maîtrise pour expérimenter et ouvrir de nouvelles voies. Suivis par des gens comme Migos, 21 Savage, Fetty Wap, Post Malone, Gucci Mane et beaucoup d’autres, les grands de la trap contaminent les autres artistes à la fois par l’instinctivité et la précision de leurs interprétations (le nombre de collaborations explose : Miguel, Justin Bieber, The Weekend, Kris Wu…) et entrainent tout le monde dans un élan très actuel, novateur et universel : c’est la nouvelle chanson américaine.
Côté français, beaucoup ont saisi l’évolution mais n’ont pas su ou pu surfer sur la vague de liberté amenée par la nouvelle génération du sud des États Unis. Booba bien sûr a adapté ses sonorités comme Kaaris ou La Fouine. Au contraire, Kéry James ou Youssoupha perpétuent avec succès la veine traditionnelle du rap. Mais tous ces artistes étant déjà assez âgés, il faut attendre les promesses de jeunes pousses. Un peu comme Ghali et Liberato de l’autre côté des Alpes ou Damso côté Belgique, Vald tient la corde pour proposer quelque chose de différent et a l’intelligence et le talent de surprendre par son language, son raisonnement et son absurdité. En tout cas, il avoue lui-même admirer les têtes d’affiche de la trap. Robert Charlebois aime ça.
Il y a bien sûr du mauvais avec les “channels” américains, ils imposent des codes dans le monde entier et exportent souvent un “American way of Life” peu adapté aux autres pays. Mais force est de constater que ces derniers temps, Netflix et Showtime ont dépensé autrement leur argent, dans des projets susceptibles de faire rêver le cinéphile. Pourquoi ? Pour entrer dans la légende.
Le néo mastodonte Netflix, facilitateur de la VOD, a récemment été pris la main dans le sac lorsqu’il a acheté les onéreux droits du nouveau film réunissant Scorsese et De Niro, une affiche capable de mettre en émoi n’importe quel amateur de cinéma, sans oublier que The Irishman devrait également réunir Joe Pesci et Al Pacino ! Soit un casting rêvé depuis des années par un public encore en alerte suite au grand film récent du cinéaste new-yorkais : The Wolf of Wall Street.
Depuis quelques années, Netflix produit l’excellent House of Cards qui le plaçait déjà sur la carte hollywoodienne avec son casting cinq étoiles (Spacey/Wright), ses partis pris scénaristiques et esthétiques et sa réalisation splendide. En achetant l’exclusivité de Black Mirror, Netflix poursuivait son goût pour les séries qui comptent. Il ne restait plus qu’à sortir le cinéma des salles et Almodovar de ses gonds. Okja, première attaque lors du dernier Festival de Cannes, pouvait être “ignorée”, mais la deuxième sera être plus violente avec l’argument Scorsese, cinéaste légendaire, adulé et respecté. Reste à savoir ce qu’en pense Scorsese le cinéphile ? Toujours est-il que le nouveau film, dont le tournage est sur le point de débuter, devrait sortir en 2019 et offrirait à Netflix un statut comparable à Warner, Paramount ou 20th Century Fox, majors traditionnelles. Il se pourrait même que le film soit rentable étant donnée la côte des protagonistes.
Cerise sur le gâteau, on apprend que Netflix a réussi à démêler l’imbroglio du copyright sur l’un des derniers projets d’Orson Welles : The Other Side of The Wind. Film légendaire jamais terminé, il est en montage d’après les directives laissées par l’auteur de Citizen Kane. Peter Bogdanovitch serait également sur le coup, lui dont la proximité avec le cinéaste (voir l’incroyable livre d’entretiens “This is Orson Welles”) pourrait être précieuse pour arriver au film tel que l’aurait voulu Welles. Par cet investissement “léger”, Netflix réussit également à se faire une place dans l’histoire du cinéma en ramenant à la vie une œuvre considérée perdue. Finir The Other Side of the Wind est un choix raisonné servant à façonner une image de marque prestigieuse et universelle à la fois.
Les vieux pots font les meilleures soupes : c’est ce qu’a dû se dire la direction de Showtime, “channel” réputé pour ses séries, quand l’idée leur est venue de finir la série Twin Peaks et de se frotter au grand David Lynch. Ils étaient prévenus et l’affaire a bien faillit tomber à l’eau, Lynch voulant imposer son contrôle artistique total. Heureusement pour nous, la saison 3 de Twin Peaks est devenue réalité et le cinéaste n’a rien perdu de son talent, lui qui ne tournait plus sérieusement depuis 2006 (Inland Empire). Mais quid de l’audimat ? Quand en 1990-91, une moyenne d’environ 10 millions de spectateurs se pressaient devant le petit écran pour chaque épisode, seulement 200 000 continuent de le faire en 2017. Mauvais pari pour Showtime ? Possible, car là où Netflix investit intelligemment en mesurant les risques, Showtime semble avoir cédé à une sorte de mécénat. Cependant, Showtime est une chaîne plus ancienne, traditionnelle et ancrée dans le PAF américain. Elle peut compter sur l’enrichissement de son catalogue et sur les différentes diffusions (direct, VOD, DVD) pour faire fructifier ce beau trophée à leur tableau de chasse, à la fois coup de com’, opération séduction et cadeau à tous les cinéphiles.
Photographier, filmer … ou scanner. C’est la question posée par des sociétés telles que Matterport, promoteurs et développeurs de ces “nouvelles” techniques dont les essais laissent entrevoir les possibilités : énormes. Scan, plénoptique, VR, 360° : ce sont peut-être les clefs du futur de l’image dont le traitement devient de plus en plus virtuel et post-produit tout en offrant la possibilité de l’interactivité (voir les technologies développées par Fraunhofer ou Lytro). Mais pour quel point de vue ? Le point de vue est l’élément central de toutes œuvres : d’une narration, d’un récit, d’une photo, d’une fiction comme d’un documentaire. Les artistes doivent donc s’approprier les outils à disposition pour raconter leurs histoires. De l’Iphone de Wil Aime aux bricolages de Miroslav Tichý en passant par l’Imax de Christopher Nolan, chacun dompte son médium pour donner son point de vue.
Le hongrois Adam Magyar, sorte de double moderne de Tichý, est peut-être le premier à s’être intéressé à l’application artistique du scan. C’est même un pionnier dans ce domaine puisqu’il n’a pas attendu que la technologie soit commercialisée pour y penser et surtout l’adapter à son point de vue. Si ses œuvres se relient à beaucoup d’autres allant des chronophotographies de Muybridge aux jeux vidéos de Arnt Jensen, elles sont singulières dans leurs techniques de fabrication qui offrent un regard neuf et très actuel sur le sujet de prédilection de Magyar : la foule. Recherche artistique et anthropologique, Magyar scanne afin de manipuler le temps. S’il a été ennuyé par la photographie conventionnelle dans sa jeunesse, force est de constater que les photographies de la série Urban Flow racontent grâce à la technique du scan une multitude d’histoires humaines dans le flot temporel, fini l’ennui.
Pour arriver à un tel résultat, Magyar a d’abord sélectionné des lieux capables de lui offrir un passage continu à scanner et a ensuite conçu la technologie appropriée. Il retient alors la technique du photo-finish des courses, les sujets défilant devant le capteur comme une feuille dans un scanner. Il crée lui-même son matériel pour l’occasion afin de diminuer les coûts, les prix d’une caméra de type FinishLynx étant prohibitif. Il code également le programme, le capteur ne doit filmer qu’une portion d’environ 1 pixel de largeur à une cadence extrêmement élevée. Une fois en boîte, les fragments sont empilés et créent cette unique direction de la marche, illusion inhérente à la technique du scan, mouvement physique et symbolique habitant la photo finale tirée sur grand format en très haute définition dans un noir et blanc neutralisant la multitude des sujets en un flot homogène. La où une trilogie Qatsi accélère et ralentit le flot humain pour le percevoir, Urban Flow le condense et le dévoile.
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Magyar pousse l’expérience artistique de Urban Flow pour arriver à Stainless, deux séries centrées sur la foule dans les métros des grandes villes (Paris, Berlin, New York, Tokyo, Shanghai, Hong Kong, Londres, Rome). La première partie de Stainless est une série photographique ressemblant à première vue à Urban Flow. Une différence de taille pourtant, la temporalité : si Urban Flow rassemble sur un tirage un flot humain continu dans une temporalité “normale” et perceptible, la partie photographique de Stainless montre l’instant imperceptible d’une rame de métro défilant à toute allure dans les couloirs sombre du réseau ferré souterrain. Soit une fraction de seconde figée de la vie d’individus partageant l’espace d’une boîte de tôle, stainless, inoxydable. Un peu comme les Wachowsky arrêtent le temps de leur Matrix, on note que le point de vue de Magyar est extrêmement précis, autant dans le choix des lieux : les fenêtres des buildings formant les lignes continues de Urban Flow et le noir du métro brouillant les pistes sur la temporalité et unifiant les séries et l’œuvre de Magyar par mimétisme ; son point de vue se distingue également et encore une fois par le besoin de techniques complexes et novatrices que Magyar invente au gré de l’inspiration.
Tout d’abord il s’équipe d’une caméra dite “line scan” habituellement utilisée pour des contrôles de qualité en usine, sur des objets en mouvement rapide. Grâce à cela, il pourra scanner les trains. Plusieurs soucis techniques compliquent la tâche, tout d’abord la police qui l’empêche d’utiliser un trépied, qu’à cela ne tienne Magyar met tout son attirail dans son sac à dos (dont un ordinateur pour gérer la grande quantité de données) et filme à la main ce qui l’oblige à élaborer un programme corrigeant les distorsions également liées à la vitesse changeante des trains. Autre problème de taille : la lumière. Adam fabrique donc une cellule mesurant la lumière afin de repérer les meilleurs points de vue. Lumière toujours, il corrige en post-production le “flick” ou vibration de la lumière qui strille le scan des trains. Le résultat est bluffant.
La deuxième partie de Stainless est peut-être le point d’orgue de l’œuvre de Magyar. Afin d’explorer au maximum la tension entre temps arrêté et le temps en mouvement, il obtient une caméra Optronis afin de filmer à des cadences extrêmes et se place cette fois à l’intérieur de la rame. Résultat indescriptible, voyez vous-mêmes. On attend la suite.
Liens utiles :
Excellent article de Joshua Hammer : https://medium.com/matter/einsteins-camera-88aa8a185898
Miroslav Tichý (1926-2011) est un artiste tchèque qui mérite d’être connu. Inventeur de ses propres appareils photo bricolés avec des déchets, auteur de photos habitées par une irrépressible attirance vers les corps féminins, nous pensons que sa méthode de production artistique est extrêmement intéressante considérant notre époque de mégapixels, de haut débit d’informations et de logiciels. Tichý c’est l’histoire d’un homme incarnant l’anti-thèse de notre époque un peu folle. Une histoire qui trouve son sens aujourd’hui car nous pensons qu’au delà du produit de son art, sa posture d’artiste de la recup’ est symbolique d’un idéal très actuel, entre inégalités, gaspillage et course à la perfection. Pour en savoir plus, nous avons posé quelques questions à Marc Lenot, spécialiste de l’artiste.
Tichý a été découvert tardivement parce que les gens hésitaient entre artiste et voyeur fou pour le qualifier ?
Tichý a été découvert tardivement parce qu’il ne voulait pas être “découvert” ; il ne montrait ses photos à quasi personne. Alors qu’il a parfois montré ses tableaux. Il vivait en ermite, avec assez peu de contacts. Vers 1990, Roman Buxbaum l’a “découvert” et a récupéré (certains disent “s’est approprié”) ses photos et ses appareils. Buxbaum, étant psychiatre et intéressé par “l’art des fous” a voulu le présenter dans le cadre de l’art brut : une exposition, un catalogue, un article dans un grand magazine. Mais ça a été un échec, à la fois parce que Tichý résistait et parce que, au début des années 90, la photographie n’était pas acceptée comme art brut. Ce n’est qu’à partir de 2004, grâce au commissaire d’exposition Harald Szeemann, que Tichý a été connu et dans le contexte de l’art contemporain (Biennale de Séville).
Quelles étaient les ressources matérielles de Tichý?
Tichý vivait chez ses parents, sa mère est morte en 1990 ou 89. Il recevait une pension d’invalide car considéré comme handicapé mental par les autorités depuis son passage en hôpital psychiatrique vers 1950.
Quelles étaient ces méthodes de fabrication?
Elles étaient très artisanales : il fabriquait ses propres appareils avec des rebuts récupérés, il développait ses films dans l’évier, les faisait sécher dans la cour de sa maison, il avait fabriqué un agrandisseur pour ses tirages; tout était fait très grossièrement, papier déchiré à la main, traces d’excès de produits de développement, empreintes digitales sur les films, et même une mouche qui s’était engluée là… De plus, il ne se souciait guère des tirages (peut-être une seule photo tirée par pellicule), les laissant traîner au sol, les tachant, s’en servant comme sous-bock ou comme cale de table bancale, certains mordus par les rats : de temps à autre il en prenait un, l’améliorait en redessinant en général les seins ou les fesses, et parfois l’encadrait de papier crépon ou de carton où il dessinait des motifs géométriques
Comment prenait-il ses photos? Elles sont souvent floues et centrées sur les femmes qui l’obsèdent.
D’abord ce sont des appareils assez rudimentaires, monofocale. Ensuite, en général, il ne visait pas, mais cadrait au jugé ; enfin sa vitesse d’obturation était assez élevée, et les femmes bougeaient. Mais il ne faisait rien pour “améliorer” sa prise de vue, au contraire il jugeait que c’était bien mieux ainsi.
La valeur artistique des photos, que l’artiste lui-même semble négliger, est-elle réelle?
Chacun son avis. Ma thèse est clairement que oui, mais certains critiques ou historiens ont du mal à accepter ce type de photographie.
L’artiste serait-il plus fascinant que l’œuvre?
Je ne le formulerais pas ainsi, mais il est certain que dans la notoriété, les deux sont indissociables aujourd’hui. En particulier Buxbaum a construit un récit autour de Tichý qui met en avant l’étrangeté du personnage autant, sinon plus que son œuvre, et beaucoup de conservateurs de musée ont pris le package tel quel, sans esprit critique. D’autres historiens devront travailler pour démystifier un peu ce récit. Si vous lisez l’allemand, je vous conseille le catalogue de Mannheim à ce sujet Die Stadt der Frauen.
Pour finir, comment a t-il vécu sa notoriété soudaine et tardive?
Il a refusé d’être exposé mais n’a rien fait pour empêcher Buxbaum de le faire. Il a toujours dit que ça ne l’intéressait pas mais avec une certaine ambiguïté. Quand je lui ai rendu visite, il y avait chez lui un grand poster de son exposition à Zurich ; il m’a dit “moi je m’en fous, c’est la voisine, Jana, qui l’a mis là”, il ne voulait voir personne, curateurs, journalistes, historiens … ce qui arrangeait bien Buxbaum, mais a quand même rencontré des gens qui ont su l’approcher. Mais quand il y a eu une exposition dans sa propre ville, il est, comme par hasard, tombé malade et a été hospitalisé, ce qui lui a permis de ne pas y aller…
Pour compléter cette introduction à un artiste peut-être plus représentatif de notre époque qu’on ne le croit, lisez absolument le livre de Gianfranco Sanguinetti sur lui, et regardez le film Worldstar de Natasha von Kopp (lien ci-dessous), c’est Marc Lenot qui le dit. Car il faudra bien démystifier le personnage pour comprendre l’homme et son œuvre.
Venise c’est le Rialto, la Piazza San Marco, le carnaval, les masques, les gondoles … autant de raisons d’attirer le regard du voyageur et pourquoi pas celui de l’investisseur. Car le nom Venise est naturellement l’assurance d’une notoriété, d’un prestige et d’une renommée internationale pour qui réussi à l’exploiter et à l’exporter. Encore faut-il trouver un vecteur adéquat : le football masculin en est un. A la fois très mondialisé et très implanté en Europe, notamment en Italie (4e championnat européen mais longtemps 1er et doté d’une histoire et d’un palmarès extrêmement riches), l’idée qu’une ville au rayonnement international telle que Venise ne possède qu’une équipe d’amateurs surprend donc et les investisseurs se sont longtemps penché sur cette possibilité pas si folle de faire de la cité des Doges une marque internationale dans le domaine ultra-concurrentiel du foot européen.
https://www.youtube.com/watch?v=yF9bmJpMRlo
Dans le cadre d’un tourisme footballistique mondialisé, le Paris-Saint-Germain et Chelsea sont en partie des modèles à suivre pour le nouveau board américain du club vénitien. Le nouveau président du club Joe Tacopina, avocat new yorkais renommé reconverti depuis plusieurs années dans le calcio, a successivement fait partie des administrations américaines des clubs de l’AS Roma et de Bologna avant de flairer le rachat du petit poucet FCB Unione Venezia à des propriétaires russes n’ayant pas su développer le fort potentiel du club lagunaire. Comme il le dit lui-même, la Serie A est économiquement sous-évaluée, la faute sans doute à un conservatisme du football italien qui voit les Berlusconi ou Moratti céder difficilement les rênes sans garanties. Si accepter la mondialisation et le marketing au sein d’institutions sportives est vu comme un sacrilège par les tifosis, un club sans grande histoire ni palmarès comme Venezia est le lieu idéal pour expérimenter un système ultra-libéral qui se heurte souvent à la tradition. 21 juillet 2015 : profitant de leur entente avec le nouveau maire vénitien Luigi Brugnaro, le groupe d’investisseurs américains mené par Tacopina fait main basse sur le club pour une somme dérisoire à condition d’assainir des comptes dans le rouges et de payer les onéreuses inscriptions au championnat. Au final, quelques millions suffiront pour remettre le club en route, une broutille dans un secteur à la croissance constante.
Avant et après
Afin de professionnaliser le club, deux grandes lignes directrices, intimement liées entre elles, vont être mises en place à commencer par le recentrement de la communication sur le nom “Venezia”. A peine arrivés, les américains “tuent” le FCB Unione Venezia alors en Lega Pro italienne (3e division) et recréent sur ses cendres le Venezia FC, choix de nom pragmatique afin de bénéficier de l’image de la ville. Ils repartent de la Serie D (4e division). Les tifosis de Mestre grognent, le nom original représentait la fusion de feu leur équipe avec le Venezia en 1987, mais les couleurs restent les mêmes : “arancioneroverde” pour l’orange de Mestre et le noir et le vert de Venise. S’en suit une profonde réorganisation de l’identité du club, passant obligatoirement par un logo mettant en évidence l’appartenance vénitienne. On notera la présence des seules écritures “Venezia FC” dans une police plus épaisse mélangeant les intemporelles capitales d’imprimeries à empattements avec de discrètes séparations rappelant les lettrages militaires (stencil) et trahissant peut-être un peu la présence de décideurs américains. Les mentions sont accompagnées du Lion de St Marc, symbole traditionnel de la ville comme du club, qui fait désormais face aux spectateurs et à ses nouvelles ambitions. Les curieuses dominantes blanches de l’ancien logo sont oubliées au profit du noir traditionnel ornée d’orange et de vert, le blanc restant ayant un rôle purement fonctionnel puisqu’il améliore la lisibilité. Un choix qui sonne d’autant plus juste à l’heure où la grande Juventus de Turin opte pour un logo sans rapports avec son histoire ou sa ville. A partir de ce nouveau blason, une charte graphique reconnaissable, à la fois neuve et en accord avec l’identité revendiquée par la “tifoseria”, va envahir la communication du club et la rendre efficace. La faible mise de départ des investisseurs et le classement sportif en bas de la hiérarchie permettent de mettre le paquet : site internet flambant neuf et supports de communication multi-platformes mis en place par l’entreprise génoise spécialisée Dpsonline, community manager (facebook, twitter, youtube et instagram fonctionnent à plein régime), CEO (marketing domestique), présentation en grande pompe, bus et voitures au couleurs du club … Le noir immaculé, possible anti-thèse du blanc madrilène dans l’utopie américaine, tape à l’œil de ceux qui croisent le lion orange, noir et vert. Voyez donc la différence éclatante entre le grand Parma, équipe dotée d’un magnifique palmarès mais sortant d’une faillite sans précédent l’ayant condamnée à la rétrogradation, et le Venezia, promesse sans cesse déçue (une coupe d’Italie en 1941, plusieurs championnats de divisions inférieures et des ambitions faisant le yoyo).
L’histoire nous dira si les deux clubs se retrouveront en Serie A
Si le FC Barcelone est devenu une marque mondiale et rentable, c’est avant tout grâce aux résultats sportifs. Le travail sur l’image du Venezia FC devait donc s’accompagner d’investissements importants sur le terrain ce qui constitue aujourd’hui la deuxième ligne directrice d’un projet qui commence à porter ses fruits. Actuellement, le Venezia FC est remonté en Lega Pro (3e division) et se trouve en première position de la poule B ce qui lui donnerait en fin de saison un accès direct à la rude Serie B (2e division) sans passer par d’épuisants play-offs. Le Venezia est aussi en lice en Coupe d’Italie de Lega Pro. Tout cela est rendu possible par une gestion cinq étoiles des ressources humaines : dans la continuité tout d’abord en gardant le directeur général Dante Scibilia ainsi que les employés fixes du club puis dans la nouveauté en s’attachant les services du très réputé directeur sportif Giorgio Perinetti qui a su recruter intelligemment afin de constituer un groupe aguerrit autour du vétéran Domizzi, défenseur de Serie A durant quasiment toute sa carrière, il a naturellement hérité du brassard de capitaine. La recherche de l’entraineur était également importante tant le “Mister”, comme on l’appelle de l’autre côté des Alpes, est une figure prépondérante dans le très tactique “calcio” italien et une interface médiatique qui en fait le visage et le cerveau du club. Quoi de mieux qu’une légende du football comme Filippo Inzaghi, au chômage après une première expérience trop complexe sur le banc du grand AC Milan, pour remplir le rôle ? Cette signature représente un avantage sportif indéniable ainsi qu’un coup de projecteur national et international sur le club qui place une authentique star en tête de gondole d’un club encore en 3e division ! Sa mise en scène aux côtés de Tacopina dans la communication du club renforce la crédibilité de l’italo-américain et des riches investisseurs qui peuvent se frotter les mains.
L’expansion se poursuit sans relâche : le club s’est déjà ouvert au football féminin dont l’importance augmente année après année, il s’implique dans la vie quotidienne locale, il se met en valeur dans les médias avec des articles et interviews entre autres italiens, français et américains qui montrent une volonté d’établir sa renommée en Italie et en Europe mais également aux Etats-Unis où des petits groupes de supporters ont été créés à partir du Banter club à Brooklyn, devenu officiellement bar de supporters “arancioneroverdi”. Les réseaux sociaux sont incontournables dans cette quête internationale alliant football et tourisme. Le club fait parler de lui, et espère bien sûr rejoindre l’élite au plus vite afin de tirer davantage profit d’une image et d’un nom attirant plus de 20 millions de touristes chaque année dans une ville comptant 300000 habitants. Pourtant, une épineuse question reste en suspend : quid du stade ? L’actuelle enceinte recevant les matchs du Venezia est le très modeste Pier Luigi Penzo. Faisant partie des plus vieux stades italiens avec 104 ans d’âge, des plus vétustes également malgré un rafraichissement récent, il est très petit et possède l’inconvénient d’être très difficile d’accès car appartenant au centre historique, du coup il est souvent vide. Déjà validé par le maire qui voit certainement d’un bon œil le retombées économiques futures, le judicieux projet de Tacopina serait la construction à Tessera, à côté de l’aéroport, d’un nouveau stade d’une capacité de 25000 places avec pour couronner le tout un toit en verre de Murano. Les spécialistes du tourisme de la “Reine de l’Adriatique” se frottent déjà les mains comme le montre le partenariat entre le club et l’AVA, association des hôtels de Venise. Mais tout cela nous ramène finalement à l’ancienne présidence du fameux Maurizio Zamparini, connu pour ses folies et ses changements d’entraineurs au Palermo, qui achetait le Venezia en 87 pour l’amener en Serie A 10 ans plus tard. Il abandonnait finalement le projet sportif vénitien face à l’impossibilité de construire un stade pérennisant dans le dur une équipe au nom prédestiné à briller. Le Venezia sombrait alors pour ne relever la tête qu’à l’été 2015, quand le club a finalement su utiliser l’image de marque de Venise. La promesse sera t-elle tenue ?
La rareté des travaux consacrés au cinéaste Jean-Pierre Melville ne permet pas assez de rendre compte de l’importance de sa cinématographie. A l’image d’un Francesco Rosi quasi-inventeur du “film enquête”, Melville restera lié à ce qu’on appellera le “film d’hommes”. Référence pour des cinéastes du calibre de John Woo, Martin Scorsese ou Jim Jarmusch, des membres de la Nouvelle vague comme lui cinéphiles, il a su développer un style singulier avec ses personnages masculins sombres, sa violence abstraite et ses références américaines comme le rappelle son amour pour le film Asphalt Jungle de J. Huston. Personnage incontournable du cinéma français des années 60, ses obsessions ont forgé sa fiction. Et ça saute aux yeux dans ce portrait réalisé par André S. Labarthe :
L’existence des Studios Jenner, possession de Melville, souligne combien le réalisateur était dédié à sa vision. Si en début de carrière son style n’était pas encore affirmé comme le montrent sa collaboration expérimentale avec Jean Cocteau ou son mélodrame Quand tu liras cette lettre, l’intimiste Le silence de la mer, son premier long-métrage adapté de Vercors, peut très bien servir de préambule à son œuvre : un film marqué par la guerre et déjà un film d’hommes. Ce huit-clos, parfait pour faire ses armes et ses preuves à moindre coût, appellera d’autres films à la direction ascétique, reflet de la destiné tragique du héros melvillien dans un univers européen teinté de références américaines. Mis à part Léon Morin, prêtre qui renoue avec l’intimisme de son premier film, la filmographie de Jean-Pierre Melville parle de policiers, de truands, de combattants et de la mince frontière qui les sépare et entraîne leurs morts. Des figures austères, des zombies sans passé et sans famille qui ne peuvent qu’être campé par des acteurs de haut niveaux, des têtes d’affiches comme Delon, Ventura, Belmondo, Volontè, Meurice, Périer, Reggiani, Montand, Vanel… A cette liste on peut ajouter le méconnaissable Bourvil, dont l’usage à contre emploi révèle la créativité du cinéaste. A une époque ou les stars françaises attirent le public, le cinéma de Melville arrive à point nommé pour se servir de cette célébrité comme d’une accroche affective pour des spectateurs en quête d’identification surtout dans un genre aussi balisé que le policier. Là où Melville surprend c’est dans sa démarche presque bressonienne dans sa direction d’acteurs. D’ailleurs, le fait qu’un cinéaste comme Fassbinder se soit intéressé à son travail fait sens, surtout quand on connait la propension de l’allemand à repousser le spectateur hors du film en l’empêchant de s’identifier aux personnages par des procédés variés : underplay, absurde, profil des personnages. Nous devons regarder de loin, analyser sans se laisser emmener par la fiction. Des caractéristiques qui ressemblent étrangement à celles de Melville et qui font de ce dernier un créateur tout à fait atypique qui a pu faire des films de genre novateurs et contrôler leur production grâce au respect gagné auprès des grands acteurs de l’époque.
S’il est plus léger que les autres (au moins dans au début de l’histoire), Bob le flambeur initie la série de films d’hommes comme “genre” indissociable de Melville, d’autant que sa réalisation correspond à la mise en service des Studios Jenner et donne du coup le sentiment d’un Melville libre de faire ce qu’il veut. C’est en effet à cette époque qu’il achète ce hangar du 25 bis rue Jenner dans le 13e arrondissement de Paris. Il centralise ainsi sa production et sa vie privée ce qui lui permet d’avoir les meilleures conditions pour son travail créatif. Après la parenthèse Deux hommes à Manhattan qui “débloque” le fantasme américain du cinéaste, et le déjà cité Léon Morin, prêtre, Melville réalise Le Doulos, classique du polar français qui entérine carrément la patte d’un cinéaste indépendant dont le polar ou film noir devient l’unique terrain de jeu.
Suivent les célèbres L’aîné des Ferchaux, Le deuxième souffle, Le Samouraï, L’armée des ombres, Le cercle rouge et Un flic. Des films qui se ressemblent : l’homme est central, il est stylisé et devient ce personnage grave certainement inspiré par les années militaires de Melville. Si le noir et blanc présente des avantages naturels pour le polar, Melville utilisera aussi la couleur avec brio pour magnifier ce héros tragique et sombre au centre de ces films. Son dernier film, Un flic est désaturé, bleuté, il en devient presque abstrait pour imager la négativité. En grand formaliste, Melville ira jusqu’à imposer des sortes d’uniformes à ses personnages masculins, panoplie chapeau et imperméable, ce qui renforce la confusion entre les belligérants et qui a pour bienfait d’annuler tout manichéisme. Cela inspirera Tarantino pour son Reservoir Dogs. Peut-être est-ce ça le film d’hommes au fond, un aspect caricatural parfois mais une épaisseur humaine qui permet aux personnages d’être très nuancés ce qui évite les poncifs et enrichit automatiquement l’intrigue. Tous ont un poids dans l’intrigue et sont autant de potentielles tensions autour desquelles pourraient s’articuler l’histoire. Un film comme Le cercle rouge possède 4 personnages principaux par exemple. Ces personnages de fiction à la fois charismatiques et complexes reflètent finalement assez bien le cinéaste qui aura tracé sa route hors des chemins balisés. Marqué par la guerre, il aura à cœur de réaliser ses fantasmes dans le cadre de valeurs viriles. Il a d’ailleurs déclaré avoir eu des rapports fraternels avec des SS et faisait partie d’un comité de censure cinématographique. Fidèle à ses idées contradictoires qui faisaient le sel de son cinéma à la fois novateur et universel, il ne s’est jamais laissé abattre par les difficultés. Il continuera d’ailleurs à aménager sa vie en fonction de son œuvre après l’incendie de ses studios en 67. Malheureusement sa carrière s’arrête brutalement en 1973. Une crise cardiaque à 55 ans.
La “Telle du Conquest”, plus connu sous le nom de “Tapisserie de Bayeux”, est le meilleur film à l’affiche dans la ville du même nom. Une histoire de parjure où, à la mort du roi Édouard d’Angleterre, Harold s’assoit sur le trône pourtant promis à Guillaume le Bâtard, Duc de Normandie. Une histoire légendaire menant à la bataille d’Hastings le 14 octobre 1066 et à l’avènement de celui qui devient Guillaume le Conquérant, le seul étranger étant parvenu à prendre les terres anglaises. La tapisserie est alors commandée pour conter cette histoire et célébrer la naissance d’un personnage historique devenu mythique. Le commanditaire, certainement l’évêque de Bayeux Odon de Conteville, demi-frère de Guillaume, est lui-même présent sur la tapisserie d’environ 70m de long pour 50cm de large, brodée à la main certainement dans un atelier du Kent, comté anglais qu’Odon reçu après la bataille. Il est donc probable que le meilleur film de Bayeux ait bientôt 1000 ans.
Car oui, c’est bien entre 1066 et 1097 (mort d’Odon), que la fabuleuses tapisserie à été conçue. Témoignage rare de l’époque moyenâgeuse, c’est avant tout une œuvre étonnamment complète malgré son âge, qui a traversé presque sans embuche les époques, passant de la cathédrale de Bayeux, où elle était gardée initialement et montrée à chaque début de Juillet, à l’ancien grand séminaire de la ville où elle est actuellement. Redécouverte dans les années 1720, elle n’était alors considérée que comme une vieille relique sans intérêt jusqu’à ce qu’un voyageur anglais, Andrew Coltée Ducarel, ravive son intérêt. Elle a survécu miraculeusement à la guerre de Cent Ans, aux pillages des Huguenots, à la Révolution et à la 2nde Guerre Mondiale avant de revenir à Bayeux en 1945. D’abord conservée dans des conditions passables, l’œuvre bénéficie désormais d’un traitement optimal qui, au delà de simplement conserver, permet au visiteur/spectateur de profiter pleinement du spectacle offert par le chef-d’œuvre inscrit au registre Mémoire du Monde par l’UNESCO.
Le film peut alors débuter : nous sommes plongés dans l’obscurité devant cet écran ultra-panoramique formant en U d’environ 70m et conservant la “Telle du Conquest” sous une lumière uniforme et chaude permettant de saisir chaque détail. La forme de U donne un sentiment d’infini à la visite et notre déplacement de la gauche vers la droite permet de suivre l’histoire de manière chronologique. Le découpage du film que nous regardons se fait grâce à une numérotation des scènes et à divers éléments dessinés tels que des arbres et des tours. Des écritures latines donnent l’explication de chaque scène mais nous suivons l’histoire grâce à un audio-guide particulièrement bien conçu qui décrypte les éléments principaux de l’œuvre tout en nous immergeant dans l’histoire tout en suivant le rythme de nos pas. La scénographie et l’audio-guide nous aident à profiter de la “Telle du Conquest” de la même manière qu’une salle de cinéma permet de voir un film dans les meilleures conditions : c’est une véritable expérience cinématographique. Le film se déroule à mesure que nous avançons, ses personnages sont caractérisés, péripéties et climax sont présents. L’histoire est donc très bien structurée et représentée malgré une technique rudimentaire mais appliquée avec maestria (quatre points de broderie sont utilisés pour des dessins ressemblant parfois à de la BD). L’œuvre millénaire communique sa puissance à travers des nuances de couleurs savamment étudiées donnant de la profondeur au dessin. Il y a aussi une multitude de détails qui rendent l’observation passionnante. En guise de confirmation à notre émerveillement, mieux vaut écouter le maître du cinéma Jean Renoir disséquant l’histoire de la tapisserie en prenant comme référence absolue la “Tapisserie de la reine Mathilde” autre nom donné à la “Telle du Conquest” :
Nous arrivons à la fin du film millénaire : Guillaume, victorieux retourne en Angleterre afin de monter sur le trône. Mais ce couronnement, qui pouvait être le “happy end” naturel, n’est pas représenté. La fin est donc ouverte, ce qui peut sembler dommage mais qui trouve son sens grâce à la légende de Guillaume le Conquérant, un personnage dont le nom est encore connu de tous. C’était sans compter sur les habitants de l’île anglo-normande d’Alderney (Aurigny en français) qui en 2012 élaborent une nouvelle tapisserie reprenant à l’identique les techniques utilisées il y a 1000 ans. Quatre nouvelles scènes sont donc brodées à l’ancienne : le dîner sur le champ de bataille d’Hastings, la reddition des nobles de Londres, le couronnement de Guillaume et, pour finir, l’acclamation du nouveau roi par le peuple anglais (à noter : l’apparition de la Tour de Londres, anciennement Tour Blanche, construite en 1078 par le Conquérant). Il faut donc saluer ce travail adoubé par le musée de Bayeux qui, à juste titre, le considère comme une suite légitime. Héritant de la magie de sa grande sœur, cette nouvelle tapisserie ne manque pas de relancer la légende de la “Telle du Conquest” ainsi que d’offrir un pont temporel de presque 1000 ans nous permettant plus intensément d’être le spectateur d’un véritable chef-d’œuvre de cinéma.
Site dédié à la “Telle du Conquest” : http://www.bayeuxmuseum.com/la_tapisserie_de_bayeux.html
Site dédié à sa suite : http://www.alderneybayeuxtapestry.com/
J’ai entendu une histoire qui m’a beaucoup fait rire : une mère appelle son fils au téléphone, elle lui demande ce qu’il fait. A sa grande surprise le jeune homme répond qu’il est au musée du Louvre avec un ami. La mère, imaginant que son fils s’est passionné pour l’art, lui demande s’il a vu la Joconde, ce à quoi le fils répond : “En fait, on est entrain de chercher des Pokémons”.
À la base, il y a une idée géniale, prolongement naturel du concept de chasse aux Pokémons : les inclure dans l’espace réel grâce à la réalité augmentée et directement sur téléphone portable. En effet, voir un “Nosferatu” voler au dessus de la tête de son conjoint peut être amusant. C’est surtout le rêve enfin réalisé de millions de joueurs ayant capturé leur premiers Pokémons sur Game Boy. À l’époque le jeu avait fait un raz-de-marée sans précédent, devenant un phénomène de société extrêmement rentable car vendu à des millions d’exemplaires et décliné à toutes les sauces. Le pari de Nintendo n’était donc pas si risqué car reposant sur une licence puissante bien que ne déchainant plus les passions comme dans les années 90. Il fallait donc un plus, une grande nouveauté apportée par le savoir faire de la société américaine Niantic, spécialiste de la réalité augmentée et de cartographie.
Capitalisée en partie par l’apport de Nintendo et Pokémon Company, Niantic l’est aussi par Google dont elle était une filiale il y a peu. La société a d’abord été créée en interne par John Hanke, ancien patron des programmes Street View et Maps de Google. Problème : celui-ci est impliqué de manière évidente dans le scandale Wi-Spy qui a vu Google voler les données personnelles de millions de personnes en Europe grace a leurs voitures photographiant les rues du monde à 360 degrés. Comme nous le dit l’excellente enquête de Sam Biddle pour The Intercept (lien à la fin de l’article), il n’y aucune raison d’avoir confiance en Niantic qui assume d’ailleurs totalement cette démarche en prévenant l’utilisateur Pokémon Go (ou l’enfant ayant la permission d’utiliser l’application) que ses données seront gardées et peut-être utilisées. On parle entre autres de géolocalisation et surtout de visuels, la réalité augmentée fonctionnant grâce à la caméra du portable. Pour faire clair, attrapez vos Pokémons pendant qu’ils attrapent vos données et votre vie privée dans ce qui ressemble à un espionnage en bonne et due forme dont les applications pourraient aller de la défense au commerce. Concernant l’aspect commercial, John Hanke admet volontiers vouloir “développer (dans Pokémon Go) une activité qui serait un complément des achats à l’intérieur de l’application”, avec “un modèle de sponsoring” comme nous l’apprend l’enquête du magazine Challenges (lien à la fin). Plus simplement, Hanke et Niantic veulent avoir vos données et faire de l’argent. Bien sûr, on ne peut pas blâmer la quête de rentabilité, mais quel est ce modèle économique de sponsoring où les “pokestops” peuvent être placés dans les McDonald’s déjà partenaires ? Un modèle où certains utilisent des leurres numériques géolocalisés pour attirer les créatures imaginaires dans leurs commerces et donc augmenter leur clientèle ?
Tout cela est bien sûr rendu possible par la force d’un jeu adoubé par des millions de personnes (nous ne parlons pas juste d’enfants) se trouvant à cheval entre réalité et fiction et pouvant être dépouillés de leur vie privée et poussés à la consommation avec une facilité déconcertante. Comme l’a assez bien analysé l’homme politique Jacques Cheminade dans son article “Arrêter l’exode vers le virtuel et la violence” : “La chasse aux Pokémons est (…) ridicule, car elle révèle une infantilisation consentie et une dépendance aux protocoles numériques, et dramatique, car elle est la première manifestation de masse d’un état de confusion entre virtuel et réel”. Pointant du doigt que le corps du joueur fait partie du jeu, il affirme en reprenant justement Yann Moix que le jeu abolit les frontières de “la virtualité et de la réalité, du faux et du vrai” ouvrant sur des concepts similaires mais plus violents de type Call of Duty. Cette “fuite immature” vers un virtuel vicieux et ambigu rappelant le film Matrix se heurte malheureusement à la réalité crue. Outre les reproches intrinsèques au jeu, de nombreux cas d’accidents, vols, agressions et autres dangers et désagréments bien réels ont été signalés.
John Hanke est parait-il passionné de jeux vidéos. Il doit donc être extrêmement fier d’avoir créé le jeu de tous les records. Mais si des millions d’adultes y jouent, Pokémon Go représente t-il la maturité du jeu vidéo ? Non bien sûr. Déjà la posture assez ambiguë de Nintendo face à ce succès montre les limites du jeu. La firme, réputée pour sa volonté de transparence auprès du consommateur, semble obligée d’en accepter le succès puisqu’elle en bénéficie mais, dans le même temps, le projet Pokémon Go n’est pas totalement sous son contrôle à cause de la présence du géant américain Google et de la puissante Pokemon Company qui gère l’image de personnages dont l’aura est comparable à ceux de Walt Disney. Jeu vidéo novateur mais soulevant des questions épineuses, il ne représente pas un avancement vers une maturité du jeu vidéo malgré une innovation indéniable. Cette maturité en terme de contenu, de gameplay, de qualité artistique et d’histoire est à chercher ailleurs. Nous sommes en ce moment même dans un âge d’or du jeu vidéo. Un âge d’or discret puisque ce sont les producteurs indépendants qui nous offrent les chefs-d’œuvre actuels. Le plus récent est certainement Inside du studio danois Playdead, sorti presque au même moment que Pokémon Go. Mais pourquoi tant de joueurs préfèrent Pokémon a Inside ? Et surtout, pourquoi Inside, une dystopie, semble dépeindre un monde autoritaire, le genre de futur vers lequel des sociétés comme Google veulent nous emmener ?
Enquête de Sam Biddle : https://theintercept.com/2016/08/09/privacy-scandal-haunts-pokemon-gos-ceo/
Article de Challenges : http://www.challenges.fr/high-tech/jeux-video/20160816.CHA2444/qui-est-derriere-niantic-la-start-up-a-l-origine-de-pokemon-go.html
Article de Jacques Cheminade : http://www.jacquescheminade2017.fr/Pokemon-GO-arreter-l-exode-vers-le-virtuel-et-la-violence
Article du Monde sur les relations entre Nintendo et ses partenaires : http://www.lemonde.fr/pixels/article/2016/07/13/derriere-le-succes-de-pokemon-go-les-relations-complexes-de-nintendo-et-the-pokemon-company_4968699_4408996.html
Pour le public c’est ce qui créé le buzz, l’émission que tout le monde connait et où chacun peut trouver son compte. Pour les diffuseurs, c’est l’assurance de coûts limités, la promesse d’une belle part de marché mais aussi le risque de scandales. Avec un ton oscillant entre le salon feutré et le bistrot du coin, le dispositif type du débat télévisé français, ou talk-show promotionnel, est un lieu de possibilités infinies. Il se démarque à ce titre des talk-shows américains réglés au millimètre. Bien sûr, les chaînes américaines offrent un spectacle très divertissant d’ “entertainment” politiquement correct vers lequel tendent les français quitte à perdre leur particularité. Il faut dire qu’aux Etats-Unis les programmes d’hommes orchestres comme Conan O’Brien, David Lettermann ou Jimmy Fallon sont diffusés tour à tour et ne cesse d’impressionner alors qu’en France, malheureusement, les meilleures émissions ne tiennent pas souvent sur une longue durée et peinent du coup à coexister tout en renforçant leur public et leur mécanique. Malgré tout, l’histoire récente et actuelle de la télévision contient des exemples d’émissions de débat en plateau qui ont profondément marqué les spectateurs et dont la réputation dépasse les frontières.
Tout le monde en parle (France 2 / 1998-2006), qui reste certainement la “Rolls” des débats télévisés à la française, a profondément gravé ses séquences dans les mémoires : la fureur de Milla Jovovich, les théories de Thierry Meyssan, les Models, Brad Pitt ou Jean-Luc Lahaye dans le viseur de Laurent Baffie, il s’y passe toujours quelque chose… Tour à tour sulfureux, intellectuel, humoristique, le plateau de Thierry Ardisson, arène grecque branchée aux lumières bleues et blanches tamisées, a trouvé un équilibre extrêmement rare grâce à un mélange d’invités très varié, véritables castings internationaux et hétérogènes ouvrant la porte à des situations incroyables amenées de main de maître par le présentateur dont l’expérience (Lunettes noires pour nuits blanches, Bains de minuit) lui permet de poser des questions souvent “délicates” ainsi que d’imposer un rythme très efficace malgré une durée de 3h par épisode. Outre un montage intransigeant des propos et privilégiant les effets de surprises et les émotions, Ardisson captive par ses jingles et samples qu’il “balance” en tapotant sur son synthétiseur, ses chorégraphies apprises au public complice et ses formules célèbres comme “Magnéto Serge”. M. Khalfon qui, comme l’autre réalisateur chevronné Gerard Pulliccino, est un trait d’union entre plusieurs émissions emblématiques du PAF : on pense aux Enfants de la télé (1994) d’Arthur qui a préparé le terrain à Tout le monde en parle en migrant de France 2 vers TF1 durant l’année 1996. La case du samedi soir a été momentanément reprise sans succès par Christophe Dechavanne à qui l’on doit notamment Ciel, mon mardi et sa continuité Coucou c’est nous ! (TF1 /1988-2001), émissions surprenantes au succès énorme qui ont servi à redéfinir le débat télévisé et qui ont inspiré l’esprit table ronde et la structure en trois “actes” de Tout le monde en parle. Ardisson a su apporter au genre son approche “hors-piste” permettant d’atteindre une vérité non-feinte dans le débat, les personnages publics semblant avoir envie de tomber le masque face à “l’homme en noir” et son équipe rodée de forbans aléatoirement composée de Corti le DJ, Gérard Darmon et surtout Baffie, véritable sniper de la “vanne” plus ou moins élaborée, ses saillies aussi nombreuses que croustillantes cachent un homme profond qui par son impertinence remet en cause le monde du spectacle dans son absurdité et sa superficialité. Un personnage clé du débat-spectacle. Lui aussi fera plusieurs bonnes émissions radios et télévisées avec C’est quoi ce bordel (Europe 1 & 2 et Rire et Chansons / 1999-2013) ou 17e sans ascenseur (Paris Première – 2012-2013) tout en continuant à faire mouche chez Arthur, Ardisson ou Ruquier.
Le concept de Tout le monde en parle fera parler jusqu’en Amérique puisqu’adapté au Québec où il est encore diffusé avec succès. En France, l’émission en a inspiré trois autres qui, à leur tour, ont marqué les esprits durablement. La première est évidemment On ne peut pas plaire à tout le monde (France 3 / 2000-2006) de Marc-Olivier Fogiel caractérisée par la hargne et le débit rapide d’un présentateur plus jeune qu’Ardisson et en totale rivalité avec l’émission star de France 2. Pourtant, avec la case du vendredi soir (soit la veille de Tout le monde en parle) et un concept similaire sur une chaîne du service public, il est évident que Fogiel empreinte beaucoup à son aîné. On ne peut pas plaire à tout le monde est une émission plus sèche, impersonnelle et cinglante dont le véritable intérêt n’est autre que Fogiel lui-même, provocateur parfois bête et méchant mais dont l’intelligence d’animateur est indéniable. L’imposant Guy Carlier ou la fausse potiche Ariane Massenet étoffent l’équipe et finissent d’étouffer les proies de “Marc-O”. Il faudra un bon Doc Gyneco pour apporter une véritable touche comique dans son rôle de dormeur enfumé. On se souviendra de moments forts tels que le sketch de Dieudonné et ses conséquences ou la brouille entre Fogiel et Philippe Bouvard qui fait état d’une opposition de styles entre le jeune loup et le présentateur historique des drôles et gourmandes Grosses têtes (1977) par où est d’ailleurs passé Laurent Baffie. Cette période reste une des plus denses et intéressantes du débat-spectacle grâce à cette richesse de programmation rappelant du coup la simultanéité et la longévité des talk-shows aux Etats-Unis.
À l’arrêt des deux sœurs ennemies en 2006, deux autres reprennent le flambeau avec panache. La première est On n’est pas couché qui vient en lieu et place de Tout le monde en parle et gagne le pari de devenir au fil des années la nouvelle locomotive du débat à la française. Sous l’impulsion du très professionnel Laurent Ruquier, élève d’Ardisson au début de Tout le monde en parle avant d’animer et d’imposer pendant 7 ans l’excellent On a tout essayé (France 2 / 2000-2007), l’émission réussi le tour de force de faire honneur à la case vacante de son prestigieux prédécesseur en créant une sorte de mélange Fogiel / Ardisson en reprenant la hargne de l’un et les gimmicks de l’autre. En tant que présentateur, Ruquier est certainement le plus intelligent de tous tant il comprend les attentes du public tout en sachant se montrer irréprochable aux yeux des financeurs et décideurs. Son arrivé à la place de Bouvard aux Grosses têtes le prouve clairement. Dans l’émission On n’est pas couché, sa grande trouvaille est de prendre un rôle d’arbitre et d’excellent métronome lors des joutes verbales où ses chroniqueurs attaquent avec violence l’invité au centre du débat. De ce fait, il contrebalance lui-même la tension en gardant l’empathie du public qui fixe son attention sur l’intelligente meute composée des Zemmour, Naulleau, Caron, Polony et consorts (à noter que les deux premiers rencontrent un succès croissant depuis 2011 dans leur propre émission éponyme). Pour la première saison, il engage même Michel Polac, présentateur du sulfureux Droit de réponse (TF1 / 1981-1987), et s’assure ainsi un mentor de choix pour garder une dose suffisante de souffre dans sa nouvelle émission. Mais pas trop quand même, car l’autre avantage d’On est pas couché est sans doute d’être basé sur un concept permettant de rester politiquement correct. Rien de répréhensible ni de bizarre ne se déroule sous nos yeux, toute l’émission tient sur le matraquage verbal des chroniqueurs sensés faire sortir les invités de leurs carapaces médiatiques. Ces derniers étant choisis avec soin afin d’éviter tout malentendu, il fallait bien trouver un subterfuge capable d’assurer la dose d’émotion nécessaire au spectacle du débat. Le plateau de Ruquier reste malgré cela un lieu des possibles assurant très souvent le buzz sur des moments d’hystérie ou d’abandon de l’invité (Doc Gyneco, Muriel Robin) mais aussi lorsque la force de celui-ci musèle des chroniqueurs bouche bée et révèle la brillance d’une Christiane Taubira ou d’un Fabrice Lucchini par exemple. Le matraquage parfois désagréable se transforme en leçon médiatique et en grand moment.
Troisième et dernière émission a s’être imposée sur la durée et de belle manière, Ce soir (ou jamais !) (France Télévisions / 2006) est l’héritier le plus légitime de Tout le monde en parle bien que sa diffusion soit en direct ! À ce titre, l’émission offre d’emblée la possibilité de moments forts et surprenants, à la manière de Droit de réponse. Regardez par exemple ce passage où Damien Saez scande sa prose désabusée avant de quitter le plateau sous les yeux de Jean-Claude Carrière. Plus encore qu’Ardisson, le présentateur Frédéric Taddeï se donne la liberté d’inviter des gens parfois peu représentés, des infréquentables, des politiques, et toutes sortes d’autres personnes pouvant débattre sur un thème précis par émission. Si la musique est jazzy, le cadre feutré, filmé de manière élégante par des travellings légers où invités et spectateurs sirotent sereinement du champagne, les propos peuvent souvent être forts et leur portée extrêmement puissante comme lorsque Michel Collon expose sa vision de la guerre ou Etienne Chouard démonte la Ve République. Malheureusement, la liberté de ton de Taddeï, dont l’émission a atteint un record de longévité, dérange et tremble sur ses fondations. Ne cherchant pas un divertissement vain, Taddeï a surtout le mérite d’offrir un écrin culturel riche au spectacle du débat. Un équilibre instable.
Avant de conclure, comment ne pas au moins citer quelques autres émissions qui ont forgé le PAF comme Nulle part ailleurs (en clair sur Canal+ / 1987-2001) et son présentateur Philippe Gildas qui a su créer un rendez-vous assez subversif, drôle et neuf pour servir de vitrine à la chaîne cryptée. On retiendra l’humour décapant de ses comiques (Les Nuls ou José Garcia et Antoines de Caunes) et le succès des programmes intégrés (Guignols de l’info). À noter que Frédéric Taddeï y était chroniqueur.
Le grand journal, (en clair sur Canal+ / 2004) cousin de Nulle part ailleurs fera aussi le bonheur de la chaîne cryptée et de son créateur Michel Denisot. D’autres émissions de débats mériteraient une étude approfondie comme les cultes Apostrophes (France 2 / 1975-1990) de Bernard Pivot dans le registre littéraire ou Taratata (France 2 / 1993) de Nagui pour les mélomanes amateurs de “lives” hauts en couleur et en musique.
Finalement, le reproche souvent fait au débat télévisé est sa propension au scandale et aux coups d’éclat, la fameuse télé poubelle. Mais quel serait le modèle ? Le journal télévisé diront certains en oubliant qu’il s’agit bien d’un spectacle déprimant et déguisé d’une fausse objectivité par des créateurs cyniques. Il faut donc voir les grands débats télévisés comme de grandes créations audiovisuelles dont la qualité première est finalement d’assumer leur dimension spectaculaire au sein d’une société bien décrite par Guy Debord. L’aseptisation est malgré tout galopante et des émissions à succès comme C à vous* (France 5 / 2009), Le grand 8 (D8 / 2012) et même Le grand journal sont visiblement bridés, en manque d’identité et de cette petite odeur de souffre nécessaire. Mais le pire n’est pas encore atteint car la véritable télévision poubelle est celle qui se réclame du talk-show tout en affaiblissant volontairement le niveau du genre. Décrite justement comme “une émission un peu transgressive qui amuse beaucoup les jeunes” par Nonce Paolini, PDG de la chaîne TF1 (qui a d’ailleurs abandonné le genre du débat), La méthode Cauet (TF1 / 2003-2008) mettait en évidence ce nivellement par le bas. Si sa qualité restait plus ou moins acceptable et même ponctuellement intéressante, nous sommes actuellement sous la menace d’une autre émission férocement médiocre nommée Touche pas à mon poste ! (France 4-D8 / 2010).
Autoproclamée “Premier talk de France” par son douteux créateur Cyril Hanouna dont la devise est “La télé, c’est que de la télé”… D’ailleurs l’émission n’est pas diffusée sur une chaîne historique française, faut-il y voir un lien de cause à effet ? Une réalisation basique, un plateau étriqué, des lumières de supermarché, du plagiat (cf Conan O’Brien), des propos et situations souvent niais et sans intérêt à part celui du spectacle de la nullité, un présentateur extrêmement poussif… Cette émission est un concentré de bêtise et son animateur peut au mieux prétendre à un statut d’Ed Wood du débat TV. Pourtant, Touche pas à mon poste fonctionne très bien auprès des spectateurs et son animateur semble être la nouvelle tête d’affiche du groupe Canal+, d’où l’inquiétude. (Afin de remettre les pendules à l’heure, nous vous conseillons une enquête sur Cyril Hanouna parue dans le numéro 26 du magazine Society et datant du 4 Mars 2016.) Une alternative à la routine du PAF existe actuellement, il s’agit de la radio surtout depuis qu’elle est filmée. L’absence d’impact visuel fort favorise la prise de parole et la liberté d’expression ce qui permet de faire émerger des profils adéquats à l’animation de grands débats-spectacles : Jean-Jacques Bourdin, Julien Cazarre, Mouloud Achour ou Patrick Cohen, par exemple, pourraient en effet être de bons créateurs bien que de toute façon, ils travaillent déjà sur les deux canaux de diffusions.
* L’émission C à vous reprend le concept de “dîner-talk-show” créé par Thierry Ardisson avec 93, faubourg Saint-Honoré (Paris Première / 2003-2007) qui constituait un excellent supplément “off” à Tout le monde en parle. Le concept économique du dîner mondain bien arrosé au domicilie du présentateur permet de délier encore mieux les langues. À noter que Laurent Baffie s’emparera également du concept avec le sympathique 17e sans ascenseur.
Le clip Lazarus tiré de l’album Blackstar de David Bowie parait le 7 Janvier 2016, la veille de l’anniversaire de l’artiste adulé qui meurt trois jours plus tard laissant donc apparaitre son jusqu’au-boutisme artistique : sa mort aura été le prétexte à un épilogue prenant la forme d’un dernier album et de deux singles mis en scène dans les clips que sont Blackstar et le fameux Lazarus qui résonne désormais comme le chant du cygne du Bowie et donne l’effet d’un signe de Lazare, un réflexe post-mortem dont la puissance inouïe souligne la créativité débridée de Bowie. Afin de bien comprendre le final incroyable de cette riche carrière, nous nous sommes adressé à Enrique Seknadje, spécialiste du chanteur et enseignant de cinéma, aspect fondamental pour nous et indissociable du parcours de David Bowie.
Pourriez-vous vous présenter ?
Je travaille dans le domaine du cinéma. J’enseigne cette discipline, dans sa partie théorique, en université. J’ai une autre passion : la musique. J’ai été bercé et secoué par le glam, le punk et la new-wave britanniques, par l’underground et le punk américains. En fait, j’ai découvert le rock à l’âge de 14 ans, en 1974, en écoutant et en achetant le single Rebel Rebel. Bowie a toujours été pour moi une sorte de père. Il m’a aidé, comme il en a aidé beaucoup d’autres, à me forger une grande partie de ma culture artistique, mais aussi idéologique ou philosophique – Bowie avait des côtés « nietzschéens ». Il a été un guide… Mentionnant explicitement toutes ses influences, multipliant les références de tous ordres à travers ses chansons. J’ai écrit un livre sur lui – David Bowie, « Le Phénomène Ziggy Stardust » et autre essais, aux Éd. Camion Blanc -, de nombreux articles. Fais des conférences et participé à des colloques universitaires où il a été question de lui. J’ai repris certains de ses morceaux – notamment, en 2014, la totalité de l’album Diamond Dogs (1974) : https://soundcloud.com/enrique-seknadje/sets/diamond-dogs-revisited Je fais moi-même de la musique. Je compose, j’écris et je chante. J’ai publié deux disques : Les Bleus de l’âme (2010) et Vers la joie (2015). Le pianiste américain Mike Garson a joué sur deux titres de mon premier album. Mike Garson a longtemps joué avec Bowie, justement, mais aussi Nine Inch Nails, Smashing Pumpkins, Raphaël.
Comment David Bowie gérait sa production d’images ?
Bowie a toujours cherché à introduire une dimension visuelle forte dans son univers musical. En créant, durant une certaine période, des personnages portant certains types de costumes, arborant certains types de maquillage, se mouvant et posant de manière singulière. Bowie a étudié le mime. Il a introduit cet art sur scène, mais aussi la théâtralité. Notamment à travers les décors de certains de ses shows. Par exemple, pour la tournée américaine Diamond Dogs, en 1974, où il a été le moteur de la création d’un décor – impressionnant pour l’époque – faisant entre autres référence au 1984 de George Orwell. Dans ses morceaux, dans son apparence personnelle, dans son jeu de scène, pour ses concerts, Bowie a fait aussi référence au cinéma. Lors de la tournée Station To Station, en 1976, il faisait projeter avant les concerts Un chien andalou de Luis Bunuel et Salvador Dali. Bowie a incarné John Merrick – L’Homme éléphant – dans une pièce de théâtre à Broadway, en 1980. Sans maquillage, sans prothèse. Sa prestation a été saluée par la critique. Il a été acteur pour le cinéma. Il a joué, et excellemment, dans deux films très beaux et importants : The Man Who Fell To Earth (1976) de Nicolas Roeg et Merry Christmas Mister Lawrence (1983) de Nagisa Oshima. Bowie s’est toujours décrit lui-même comme un « acteur », un homme de l’interprétation et de la monstration voulant faire éclater les frontières du rock. Dans les années quatre-vingt, Bowie a été l’un des premiers, avec Michael Jackson, a avoir compris l’importance que pouvait prendre, qu’allait prendre le vidéo-clip : à l’époque, en 1980, il surprend avec les images de Ashes To Ashes. Il ne réalise pas lui-même ses clips : David Mallet, Jean-Baptiste Mondino, Mark Romanek, Floria Sigismondi ont travaillé pour lui. Mais il est avéré qu’il a, la plupart du temps, été attentif aux résultats qui devaient être obtenus. L’exposition Bowie Is a par exemple montré les dessins réalisés par Bowie lui-même pour le clip de Ashes To Ashes et qui ont servi au réalisateur David Mallett. Le chanteur semble même avoir eu, au long de sa carrière, l’envie de réaliser des films. La même exposition en a partiellement attesté, proposant au public des documents de travail réalisés dans le cadre d’un projet cinématographique datant de l’époque du disque et de la tournée Diamond Dogs. Les difficultés à trouver de l’argent ou le manque de temps expliquent probablement l’échec de ce(s) projet(s).
Sur le tournage de The Man Who Fell To Earth
Parlez nous de la relation entre son dernier clip Lazarus et sa propre mort.
Il est évident que Bowie s’est beaucoup impliqué dans les deux clips qui accompagnent son dernier album : Blackstar et Lazarus. Le réalisateur Johan Renck en a témoigné (cf. http://noisey.vice.com/blog/david-bowie-blackstar-video-johan-renck-director-interview). Lazarus est le plus impressionnant puisqu’il évoque sa fin proche : Bowie est décédé deux jours après la publication de l’album et de ce second petit film. Mais le chanteur a toujours joué avec la camarde, utilisé des images et des mots liés à la mort. Il n’était donc pas évident de comprendre d’emblée qu’il parlait de sa mort réelle, qui allait le frapper inéluctablement. Mais en le sachant décédé, nous percevons évidemment ce clip d’une autre façon. Sont très émouvants ces moments où on le voit allongé sur une couche qui pourrait être un lit d’hôpital, ou assis devant un bureau, en train de consigner avec fièvre des idées, de signer ce qui pourrait être un pacte avec le diable. Et, surtout, se retirant, humble et ténébreux, en entrant à reculons dans une armoire, et en refermant doucement l’une des portes devant/derrière lui. Aucun doute, à mon avis : c’est lui qui a décidé ce qui constituerait visuellement et narrativement ce clip. Le format d’image adopté est une référence au cinéma muet et le style est expressionniste, on pense au Cabinet du Docteur Caligari. Le monde du rêve et du cauchemar, des pulsions maladives et des forces obscures est prégnant. Le travail de la Grande Faucheuse est évoqué. La notion de « passé » est visualisée. La musique de ce disque est extraordinaire. Elle donne à la fois que l’impression que Bowie se renouvelle et qu’il revient à ses sources. Le premier instrument dont il a joué, son instrument-fétiche, est le saxophone. On entend beaucoup le son de cet instrument sur l’album Blackstar. Il y a des références également à d’autres périodes de sa carrière, à d’autres chansons. Bowie a toujours procédé de cette manière, mais là on pense aussi à un bilan, à un testament. Les yeux bandés rappellent le clip de Jump, chanson où il était question de son frère Terry, psychiquement malade et qui s’est suicidé dans les années quatre-vingt. Ce clip avait pour référence explicite La Jetée, film de Chris Marker. Le costume que Bowie porte à la fin de Lazarus date de la période Station To Station. La période où il a peut-être mis le plus en danger sa santé à travers la consommation de cocaïne. Les gares, les stations n’appartiennent pas seulement au monde ferroviaire, mais aussi au monde christique. Cette chanson et son visuel évoquent, constituent probablement la dernière étape de l’existence, d’une existence vécue comme souffrance, l’étape où la mort est atteinte.
La religion a une place particulière dans cette dernière vidéo, qu’en pensez-vous ?
Bowie a constamment utilisé des symboles et des mots religieux, il était imprégné d’une mystique personnelle, quelque peu syncrétique. Il a fait de son personnage le plus célèbre, Ziggy Stardust, une sorte de Christ. De Christ Rock : un « Messie lépreux » suicidé par ses adorateurs. Mais je ne pense pas que le chanteur fut bigot. Il croyait à la terre – faite de poussière – et à la vie terrestre, pas aux arrière-mondes. Le signifiant « étoile », qu’il a tellement utilisé, était clairement à rattacher au monde de l’Imaginaire, de l’Illusion positive – si utiles au Spectacle. À la Poésie. Dans Lazarus, Bowie joue cependant avec l’idée de la résurrection et de l’immortalité. David Robert Jones, l’humble mortel, qui a connu la maladie et la rémission, qui a frôlé le pire avant peut-être de croire qu’il pouvait s’en sortir pendant un temps relativement long, disparaît réellement. David Bowie, en tant que créateur de musique et qu’icône, est symboliquement immortel.
Cette immortalité est du coupprovoquée par sa radicalité artistique ?
Personne n’a manqué de noter qu’il a mis en scène son départ, au moins pour le public. Qu’il a réussi jusqu’au bout à faire de sa vie une œuvre d’art. Il a utilisé sa mort. Il a cherché à donner l’impression qu’il maîtrisait son destin. Il avait parlé de manière impressionnante du choix de la mort, de la sienne, en 1995, dans une interview publiée par les Inrockuptibles. Mais, déjà en 1976, il déclarait au magazine Playboy : « I’ve now decided that my death should be very precious. I really want to use it. I’d like my death to be as interesting as my life has been and will be. » Chose incroyable, il a fait en sorte de se dissoudre en tant qu’humain dans cette musique qu’il laisse et qui restera. Il a demandé à être incinéré immédiatement après son décès pour qu’aucune manifestation funéraire officielle ne soit organisée, et pour qu’on ne retienne de lui que son œuvre. Il y a quelque chose d’assez radical, oui, dans cette attitude. Rien n’est sorti, dans son existence réelle, qui soit de l’ordre de la souffrance, de la lamentation, de la passivité. Certains, touchés par le cancer comme il l’a été, ont considéré que son geste était exemplaire.
Cette façon d’orchestrer sa mort créative rappelle assez l’attitude de son ami Freddy Mercury, qu’en pensez-vous ?
Avec des chansons comme I’m Going Slightly Mad ou The Show Must Go On, Mercury évoque sa déchéance, la maladie qui le ronge, la mort annoncée. Mutatis mutandis, il en parle comme Bowie. Mais il le fait de façon plus joyeuse et ironique, de manière foraine et emphatique. Il y a, chez Bowie, une ambiance plus sombre, plus solennelle. Le chant sur l’album Blackstar ne se veut pas grandiose et éclatant, il a quelque chose d’une mélopée, d’une litanie entêtante. Foncièrement plus triste, je trouve…